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Mise à jour importante: ToutRetenir.com est mon nouveau site d’instruction gratuit touchant à tout ce qui concerne directement ou indirectement la mémoire et l’apprentissage. Artdelamemoire.org n’est plus mis à jour depuis bien longtemps. Je vous conseille donc de laisser de côté ce site et de vous rediriger vers toutretenir.com.

Un jeune occidental de moins de trente ans a environ une chance sur trois d'être incapable de donner son propre numéro de téléphone sans d’abord devoir le vérifier. Et si l’on demande aux étudiants en histoire de l’université d’Oxford de nommer les premiers ministres britanniques, ils ne pourront en moyenne qu’en nommer neuf et leurs professeurs ne feront guère mieux. On ne peut vraiment pas dire que la mémorisation soit à la mode. Le mot a même une certaine connotation négative dans une partie du monde de l'éducation. Après tout, à quoi bon mémoriser si l’on peut simplement chercher sur Google ou noter ce qu’il nous faut sur un bout de papier ou dans son cellulaire? Pour l’instant je vais laisser de côté toutes les réponses possbiles à cette question. Il fut un temps où ces alternatives n’étaient pas disponibles, où les cellulaires n'existaient pas, où les livres étaient d'une grande rareté (1) et où, dans certaines tranches de la population, entraîner sa mémoire était considéré comme essentiel.

Mais comment peut-on entraîner sa mémoire? On peut bien sûr répéter l'information encore et encore jusqu'à ce qu'elle cesse de disparaître, mais cette méthode est généralement longue, fastidieuse et très peu efficace. Il existe une autre façon de faire qu'on appelle parfois l'art de la mémoire, un art aujourd’hui très peu connu, qui n’est pourtant ni une invention récente, ni un secret jalousement gardé. Au premier siècle avant notre ère, l’homme d’État romain Cicéron en décrivait brièvement les grands principes dans l’un de ses ouvrages en ajoutant qu’il n’était pas nécessaire de s’étendre “outre mesure sur une matière simple et connue de tout le monde” (2). Cet art était jadis enseigné à la plupart des étudiants de l’Europe de la Renaissance avant de, pour plusieurs raisons qu’ils seraient un peu laborieux de décrire ici, ironiquement sombrer dans l’oubli (3). Il reste aujourd’hui pratiqué par quelques milliers de personnes à travers le monde. Lorsqu’adéquatement guidé, un complet néophyte peut avec une facilité déconcertante s’en servir pour mémoriser en quelques minutes une liste d’au moins une trentaine de mots aléatoires dont il se souviendra encore le lendemain. Avec davantage d’entraînement, il permet à ses adeptes les plus doués de retenir en seulement une heure plus de 1000, 2000, jusqu’à 3000 numéros aléatoires; et l’ordre d’un paquet de 52 cartes mélangées en une trentaine, parfois moins d’une vingtaine de secondes. Un docteur malaisien du nom de Yip Chooi l’a utilisé pour retenir en 5 mois les 57,000 mots et 1774 pages du dictionnaire Oxford anglais-mandarin. Aussi incroyable que cela puisse paraître, tous ces gens insistent pour affirmer que leur mémoire naturelle n’a à la base rien d’exceptionnel et que leurs prouesses mnésiques ne sont possibles que grâce à l’entraînement.

En bonne partie, l'art de la mémoire est l'art de porter attention. Bien de soi-disant problèmes de mémoire sont en fait des problèmes d'attention. Vous n'avez pas "oublié" le nom de cette personne que vous venez à peine de rencontrer, votre esprit était simplement ailleurs lorsqu'elle s'est présenté. Mais même avec une complète concentration, il y a des limites à ce que nous sommes normalement capables d'assimiler. Comment est-ce donc possible de mémoriser autant, aussi rapidement? Le "secret" consiste à prendre quelque chose qui est difficile à retenir et d'utiliser son imagination pour le transformer en quelque chose que notre cerveau peut assimiler presque sans effort. Les êtres humains ont normalement bien de la difficulté à retenir des informations abstraites comme des chiffres, des noms, des phrases ou des idées complexes. Notre cerveau n’est pas conçu pour le monde moderne et il devient rapidement surchargé lorsqu’il nous faut gérer plus de quelques éléments simples d’information. Mais l’évolution nous a dotés d’une intelligence spatiale et visuelle remarquablement développée. C’est ce qui nous permet de comprendre ce que l’on voit et de naviguer différents lieux sans s’y perdre. Personne n’a besoin d’une carte ou d’un GPS pour se représenter mentalement son lieu de résidence et l’emplacement des meubles qui s’y trouvent. Montrez rapidement 2500 images à un groupe de volontaires et ils pourront ensuite, 87 fois sur 100, les distinguer correctement d’autres images très similaires (le même marteau dans une position différente par exemple) (4). On ne le réalise que rarement, mais notre mémoire des lieux (même pour ceux qui comme moi ont un sens de l’orientation particulièrement mauvais) et des images est absolument spectaculaire.

Malgré une série d’innovations plus récentes, les principes fondamentaux de l’art de la mémoire restent les mêmes qu’à l’époque de l’Antiquité. Rhetorica ad Herennium, écrit par un auteur inconnu aux alentours de l’an 82 avant notre ère, serait à la fois le plus ancien texte latin connu sur la rhétorique et la plus ancienne description écrite de l'art de la mémoire. Les quelques pages du texte qui sont consacrées au sujet décrivent deux types de mémoire, l’une naturelle, produite automatiquement par tous, et l’autre “artificielle”, le produit d’un art et d’un entraînement. Cette “mémoire artificielle” (je préfère personnellement les expressions mémoire entraînée ou mémoire mnémonique) est composée de deux éléments: les images et les lieux. Les images sont improvisées (5) pour correspondre vaguement à l’information que l’on souhaite retenir, alors que les lieux servent à les classer et à les entreposer. L’auteur suggère d’utiliser des images qui s’apparentent à l’objet à mémoriser soit par le sens, soit par la sonorité, soit par d’autres formes d’associations. Il recommande également d’utiliser des images qui sont soit particulièrement belles, particulièrement laides, amusantes, hors du commun ou marquantes d’une quelconque façon. Le mot “hippopotomonstrosesquipédaliophobie”, pour prendre un exemple particulièrement simple, pourrait notamment être représenté par un hippopotame monstrueux (hippopotomonstro) qui poursuit un citron qui pédale dans un pédalo (sesquipédalio; le “ses” se prononce comme “zès” comme dans l’expression un zeste de citron), motivé par la peur (phobie). Afin de se souvenir qu’hippopotomonstrosesquipédaliophobie signifie la peur des mots trop longs, on pourrait aussi imaginer que l’hippopotame est armé d’un dictionnaire et qu’il récite des mots particulièrement longs et intimidants…

Idéalement, les images sont ensuite entreposées dans ce qu’on appelle des “palais de la mémoire”, des lieux réels ou fictifs dans lesquels nous pouvons naviguer mentalement. Imaginez votre hippopotame monstrueux qui poursuit le citron en pédalo sur le bureau de votre patron, repensez à tout cela à quelques reprises dans le futur et vous ne les oublierez plus jamais. Placez ensuite d’autres images correspondant à d’autres informations sur la chaise de votre patron, sur le mur derrière lui, sur la porte d’entrée, dans le corridor, sur les fenêtres, au plafond, dans les tiroirs, sur la distributrice de boissons gazeuses, dans les toilettes, un peu partout de façon plus ou moins linéaire dans les parties de l’édifice que vous connaissez - vous pouvez aussi aller sur le toit ou à l’extérieur aux alentours - et vous serez surpris de la quantité d’informations que vous pourrez ainsi retenir. Autant que possible, tentez de laisser aller votre imagination et d'oublier vos inhibitions. Si vous en avez envie, n'ayez pas peur d'utiliser des images ridicules, violentes, sexuelles ou offensantes. Ce qui est marquant est bien souvent plus facile à retenir et personne n'est dans votre tête pour juger de la décence de vos images. Même les auteurs du XVe siècle le reconnaissaient. N'ayez pas peur non plus d'utiliser les premières images qui vous passent par la tête, même si elles ne représentent que très vaguement ce que vous souhaitez mémoriser. Passer trop de temps pour tenter de trouver l'image parfaite est une erreur de débutant on ne peut plus commune. Si le mot "ostracisme" vous fait seulement penser à un os, les chances sont bonnes pour que ce soit suffisant.

Il y a plus à savoir (6), mais voilà grosso modo comment il est possible de retenir rapidement plus ou moins n’importe quoi. Les images rendent l’information mémorable. Et plutôt que de laisser nos souvenirs flotter au milieu du nombre incalculable de données qui se promènent dans nos têtes, les “palais de la mémoire” nous permettent de structurer l’information et de la retrouver plus facilement. Ainsi, les sénateurs romains qui souhaitaient mémoriser leurs discours transformaient en images les différents sujets à aborder et les ordonnaient en les plaçant mentalement dans un lieu de leur choix. Ce serait là l'origine des expressions "en premier lieu" et "en deuxième lieu". On peut utiliser ces techniques pour retenir les principaux fondements d'un domaine quelconque, pour étudier pour un examen, pour retenir les noms des gens que l'on rencontre, pour apprendre le vocabulaire d'une nouvelle langue ou simplement pour s'amuser, se mettre au défi et développer ses aptitudes pour la visualisation, la concentration et la créativité. Ce n'est pas une pilule magique que l'on peut consommer une fois pour ensuite ne plus jamais rien oublier, mais cela reste presque sans aucun doute beaucoup plus efficace que n'importe quelle autre technique de mémorisation (7).

Certaines conceptions modernes de l'éducation mettent en opposition mémorisation et compréhension, comme si plus on mémorisait, moins on comprenait et vice versa. Il n'en est rien, toutes les études sérieuses indiquent que l'un va avec l'autre. L’étude des faits ne mène pas directement et automatiquement à la compréhension, mais on ne peut comprendre un domaine et exercer adéquatement sa pensée critique sans d'abord se familiariser avec un corpus de données fondamentales. Un élève qui ne peut retenir le nom des pays et les situer sur une carte aura de la difficulté en géographie et en histoire. Ne pas connaître les tables de multiplication va considérablement ralentir sa capacité à résoudre des problèmes mathématiques. D'autres habiletés sont bien sûr importantes à développer, mais il ne fait aucun doute que la rétention de certaines informations est absolument cruciale. Lorsque la mémorisation est effectuée d'une façon avec laquelle notre cerveau est à l’aise, nul besoin de craindre la surcharge d'information. Au contraire, plus notre répertoire de connaissances est vaste, plus il est facile de lier les informations entre elles et d'en apprendre encore davantage.

 

Notes de bas de page:

  1. En plus d’être très difficile à lire pour ceux qui ne s’étaient pas d’abord familiarisés avec leur contenu. Imaginez un texte où les lettres ne servent qu’à reconstituer la sonorité des mots et où les mots sont écrits côte à côte sans aucun espace et sans aucune ponctuation et vous aurez une bonne idée de ce à quoi ressemblaient les écrits de l’Antiquité et ceux d’une bonne partie du Moyen Âge. Durant des siècles, la lecture était une activité pratiquée à voix haute par quelqu'un qui était déjà grandement familier avec le texte.

  2. Cicéron, De Oratore, II, LXXXVII

  3. Cet article en ligne offre un bon court résumé de l’aspect historique du sujet  Pour un traitement plus exhaustif, voir The Art of Memory de Frances Yates et The Book of Memory - A Study of Memory in Medieval Culture de Mary Carruthers.

  4. Étude en ligne ici.

  5. La plupart du temps on improvise à l’aide de sa créativité, mais pour certaines informations comme les chiffres, il est recommandé de prendre le temps de se créer à l’avance un système. Voir la section "Retenir des chiffres et des cartes à jouer".

  6. Je tente d'offrir sur ce site un portrait relativement complet du sujet et vous n’avez pas nécessairement besoin de consulter quoi que ce soit d’autre. Cependant pour ceux et celles qui sont assoiffés de connaissances, cela reste utile et intéressant d’explorer d'autres ressources. Les sites Internet qui m'ont le plus aidé sont mullenmemory.comartofmemory.com et memory-sports.com. Pour un particulièrement divertissant et instructif portrait de l’univers de la mémoire et de ceux qui l’entraînent, voir le livre Moonwalking With Einstein - The Art and Science of Remembering Everything de Joshua Foer, honnêtement l'un des meilleurs ouvrages que j'ai eu la chance de lire, toutes catégories confondues. Ça se lit comme un bon roman. Attention, bien que son livre soit parfait pour s’instruire rapidement sur une multitude de sujets, ce n’est pas la meilleure façon d’apprendre à utiliser l’art de la mémoire. Si vous souhaitez un manuel d'instruction, Remember It! de Nelson Dellis est un meilleur choix à mon avis. Dans une tout autre catégorie, si ce court article éveille votre curiosité, les deux derniers ouvrages de Lynne Kelly sont absolument fascinants. Ils en valent la peine même si vous avez déjà lu 50 autres livres sur la mémoire. Pour d’autres alternatives, y compris des livres en français, consultez la section Bibliographie de ce site. Vous pouvez également jeter un coup d’oeil à une partie des articles et vidéos que j'ai compilés dans la section "Ressources en ligne".

  7. Bien sûr, rien ne nous empêche d’utiliser d’autres techniques de mémorisation en combinaison avec les palais mentaux.

 * Armando Veve est l’artiste qui a créé l’image que vous avez vue au début de cette page.

 

Lectures et visionnements suggérés: 

  • Sur le site du New York Times, une excellente courte introduction aux palais de mémoire et à la science qui explique pourquoi ils fonctionnent.

  • La meilleure courte introduction vidéo que j'ai pu trouver. Voyez comment quelqu'un sans entrainement peut, avec un peu d'aide, apprendre rapidement la liste des 83 films récipiendaires de l'Oscar du meilleur film.

  • Je vous présente ici "Un premier exercice" de mémorisation et je m'attends à ce que vous le réussissiez avec brio. 

  • Si vous n’êtes pas encore certain si vous devriez ou non vous mettre à ce sujet, cette page devrait vous convaincre.

Mise à jour importante:

(Notez que cette mise à jour est une copie de ce nouvel article. Je reproduis son contenu ici par souci de clarté)

Dans le texte que vous venez de lire, j’ai fait l’erreur d’associer l’histoire de l’art de la mémoire principalement avec les Grecs et les Romains ainsi qu’avec l’Europe du Moyen Âge et de la Rennaissance. À ma défense, cette erreur est on ne peut plus commune et on la retrouve sous différentes formes dans la plupart des ouvrages et des articles qui traitent du sujet. L’histoire de l’art de la mémoire est en fait beaucoup plus vaste et beaucoup plus intéressante. Je m’explique.

On oublie généralement comment les êtres humains ont vécu durant des dizaines de milliers d’années sans avoir l’accès à l’écriture ou à d’autres moyens d’externaliser leurs souvenirs et leurs connaissances. Ces hommes et ces femmes n’avaient peut-être pas accès à des bibliothèques, à des téléphones cellulaires et à des super ordinateurs, mais ils étaient tout aussi intelligents que nous et ils avaient le même besoin et le même désir de comprendre notre monde et d’accumuler du savoir. Tout ce qu’ils souhaitaient retenir, ils n’avaient pas d’autre choix que de le mémoriser. Perdre son chemin dans le Grand-Nord ou dans la jungle est une expérience qu’il est préférable d’éviter. Et si une plante permet de guérir une maladie rare tandis qu’une autre plante peut nous empoisonner, on ne souhaite pas devoir réapprendre ces leçons à chaque génération. Les Navajos d’Amérique du Nord pouvaient nommer et décrire plus de 700 espèces d’insectes. Les Hanunoos des Philippines pouvaient identifier et décrire 1625 espèces de plantes classées en plus de 890 catégories. Bien qu’il soit extrêmement rare que des scientifiques occidentaux aient pris la peine de répertorier précisément les connaissances qu’un peuple de chasseurs-cueilleurs possède dans tel ou tel domaine, on sait les Navajos et les Hanunoos ne sont pas des exceptions. Dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, certains individus plus âgés ont comme fonction de servir de bibliothèque. Leurs prouesses de mémorisation n'ont pas grand chose à envier aux miennes ou à celles des soi-disant "champions de mémorisation" actuels. Ils s’intéressent non seulement aux plantes et aux insectes, mais aussi notamment aux animaux, aux oiseaux, à la configuration du terrain, aux étoiles, aux techniques de chasse et de cueillette, aux arts, à l’histoire et à la généalogie de leur peuple. Seulement une partie de ce qui est retenu a une quelconque utilité pratique. Tout le reste est étudié et mémorisé simplement parce que l’accumulation de connaissances est une source de plaisir, de satisfaction et de fierté.

Comment font-ils pour mémoriser autant? Principalement par des histoires, des chansons, des rituels, des danses, des oeuvres d’art et des objets auxquels on a mentalement associé des images et des histoires. Et comme une grande partie de ces histoires sont directement associées à des lieux, il est faux de déclarer que les Grecs seraient les inventeurs de la méthode des palais de mémoire. L’auteur australienne Lynne Kelly est celle qui de loin a le plus fait pour nous instruire sur la riche histoire de l’utilisation des techniques de mémorisation dans les sociétés sans écriture. J’étais quelque peu sceptique la première fois que je suis tombé sur ses travaux, mais je suis ressorti convaincu que Lynne Kelly est une scientifique brillante qui a fait le maximum pour tester sérieusement chacune de ses hypothèses et pour ne rien imprimer qu’elle serait incapable de démontrer. Si ce sujet pique votre curiosité, je vous encourage à cliquer sur n’importe quel de ces liens:

Je pense que les travaux de Kelly sont carrément révolutionnaires. Je suis heureux de voir ses deux derniers ouvrages attirer de plus en plus d’attention du public, des médias et des spécialistes, mais j’espère que ce n’est que le début et qu’une armée d’autres chercheurs va continuer d’explorer ces questions. Ces idées méritent d’être connues et comprises par tous ceux et celles qui s’intéressent à la psychologie et à l’histoire de l’humanité.