Les Grecs et les Romains ne sont pas les inventeurs des palais de mémoire
Dans le mon article où j’explique ce qu’est l’art de la mémoire, j’ai fait l’erreur d’associer l’histoire de cet art principalement avec les Grecs et les Romains ainsi qu’avec l’Europe du Moyen Âge et de la Rennaissance. À ma défense, cette erreur est on ne peut plus commune et on la retrouve sous différentes formes dans la plupart des ouvrages et des articles qui traitent du sujet. L’histoire de l’art de la mémoire est en fait beaucoup plus vaste et beaucoup plus intéressante. Je m’explique.
On oublie généralement comment les êtres humains ont vécu durant des dizaines de milliers d’années sans avoir l’accès à l’écriture ou à d’autres moyens d’externaliser leurs souvenirs et leurs connaissances. Ces hommes et ces femmes n’avaient peut-être pas accès à des bibliothèques, à des téléphones cellulaires et à des super ordinateurs, mais ils étaient tout aussi intelligents que nous et ils avaient le même besoin et le même désir de comprendre notre monde et d’accumuler du savoir. Tout ce qu’ils souhaitaient retenir, ils n’avaient pas d’autre choix que de le mémoriser. Perdre son chemin dans le Grand-Nord ou dans la jungle est une expérience qu’il est préférable d’éviter. Et si une plante permet de guérir une maladie rare tandis qu’une autre plante peut nous empoisonner, on ne souhaite pas devoir réapprendre ces leçons à chaque génération. Les Navajos d’Amérique du Nord pouvaient nommer et décrire plus de 700 espèces d’insectes. Les Hanunoos des Philippines pouvaient identifier et décrire 1625 espèces de plantes classées en plus de 890 catégories. Bien qu’il soit extrêmement rare que des scientifiques occidentaux aient pris la peine de répertorier précisément les connaissances qu’un peuple de chasseurs-cueilleurs possède dans tel ou tel domaine, on sait les Navajos et les Hanunoos ne sont pas des exceptions. Dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, certains individus plus âgés ont entre autres comme fonction de servir de bibliothèque. Leurs prouesses de mémorisation n'ont pas grand chose à envier aux miennes ou à celles des soi-disant "champions de mémorisation" actuels. Ils s’intéressent non seulement aux plantes et aux insectes, mais aussi notamment aux animaux, aux oiseaux, à la configuration du terrain, aux étoiles, aux techniques de chasse et de cueillette, aux arts, à l’histoire et à la généalogie de leur peuple. Seulement une partie de ce qui est retenu a une quelconque utilité pratique. Tout le reste est étudié et mémorisé simplement parce que l’accumulation de connaissances est une source de plaisir, de satisfaction et de fierté.
Comment font-ils pour mémoriser autant? Principalement par des histoires, des chansons, des rituels, des danses, des oeuvres d’art et des objets auxquels on a mentalement associé des images et des histoires. Et comme une grande partie de ces histoires sont directement associées à des lieux, il est faux de déclarer que les Grecs seraient les inventeurs de la méthode des palais de mémoire. L’auteur australienne Lynne Kelly est celle qui de loin a le plus fait pour nous instruire sur la riche histoire de l’utilisation des techniques de mémorisation dans les sociétés sans écriture. J’étais quelque peu sceptique la première fois que je suis tombé sur ses travaux, mais je suis ressorti convaincu que Lynne Kelly est une scientifique brillante qui a fait le maximum pour tester sérieusement chacune de ses hypothèses et pour ne rien imprimer qu’elle serait incapable de démontrer. Si ce sujet pique votre curiosité, je vous encourage à cliquer sur n’importe quel de ces liens:
Cet article en français ou cet autre article en français qui résument les recherches de Kelly.
La particulièrement impressionnante liste de ce que Kelly est parvenue à mémoriser au cours des dernières années à l’aide des mêmes méthodes que celles qui sont décrites dans ses travaux. Fun fact: Lynne Kelly est âgée de 68 ans et son intérêt pour la mémoire est relativement récent. Elle a toujours considéré que sa mémoire était “appallingly bad”.
Cette conférence, cette entrevue audio, cette autre entrevue audio, cette entrevue écrite ou encore ce Ted talk.
Je pense que les travaux de Kelly sont carrément révolutionnaires. Je suis heureux de voir ses deux derniers ouvrages attirer de plus en plus d’attention du public, des médias et des spécialistes, mais j’espère que ce n’est que le début et qu’une armée d’autres chercheurs va continuer d’explorer ces questions. Ces idées méritent d’être connues et comprises par tous ceux et celles qui s’intéressent à la psychologie et à l’histoire de l’humanité.